Aequitas-fides

PAROLES d'EXPERT : 3 QUESTIONS A...

Interview exclusive AEQUITAS & FIDES (06/2020)

Thomas Daudré Vignier

Directeur de sites Logistiques, But International

« La vraie force de la logistique »

Depuis le 17 mars dernier est apparu au grand public un métier que seuls les acteurs ou spécialistes connaissaient : la Logistique !

 Derrière ce mot, à présent d’actualité, on a redécouvert toute la chaîne qui forme ce métier, mais surtout tous les êtres humains qui composent cet ensemble, du fournisseur au transporteur, en passant par les entrepôts et les nombreux acteurs que sont les magasiniers, chefs d’équipes et autres interlocuteurs avec, en bout de chaîne, les livreurs.

Ainsi mi-mars, tout a été chamboulé, stoppé net : les projets, les achats, les approvisionnements, les livraisons, etc. Tout ce qui était planifié et contrôlé, de la promesse client au délai de livraison, en passant par les flux tendus, tout ce qui était inscrit comme ultra-important, voire vital, a cessé : ainsi, tel entrepôt européen à l’arrêt car situé en plein cluster de COVID, usine infectée qu’il faut nettoyer ou entreprise s’apercevant que son schéma logistique est fragilisé face a la pandémie.

Que de DDMRP (Demand Driven Material Requirements Planning) à revoir !

En effet, l’application du modèle d’exploitation piloté par la demande et les méthodologies de planification actuelles déployées dans certaines entreprises ont pour but de gérer la chaîne d’approvisionnement de la façon la plus optimale possible, de l’amont vers l’aval. Or, malgré la stabilité et la résilience liées à ces modélisations, presque toutes les chaînes d’approvisionnement ont été mises à mal et n’ont pu gérer efficacement la situation de crise.

Mais, la satisfaction, car il y en a une malgré tout, est la rapidité avec laquelle l’ensemble de la profession a su s’adapter, à tous niveaux : aussi bien d’un point de vue industriel, que ce soit pour approvisionner les denrées alimentaires ou pour l’acheminement des moyens de protection, qu’artisanal pour la consommation de produits locaux ou la fabrication de masques face à l’incurie de l’Etat.
 

Alors, regardons de plus près ce qu’a changé ce bouleversement sans précédent dans nos organisations modernes.

1/ Pourquoi, même bien organisés, les flux logistiques des entreprises ne pouvaient être préparés face à cette crise inédite ?

Nul n’est prophète en son pays ! Personne dans sa propre organisation n’avait quelconque plan face à cette onde de choc.

L’impact étant mondial, il était inimaginable de croire ce que nous vivons : une société chinoise à l’arrêt, des moyens de transports fermés, des commerces qui baissent le rideau du jour au lendemain, etc.

La pandémie de COVID-19 a durement éprouvé les chaînes d’approvisionnement. La variabilité de la demande des familles de produits a été très forte et imprévisible pour les entreprises et s’est accompagnée d’une rupture très rapide chez leurs fournisseurs et sous-traitants.

Nous avons, dans nos organisations, des plans de continuité face à des évènements dits connus (grèves, incendies d’entrepôts ou d’usines, par exemple) auxquels nous sommes préparés. Cependant, contre un ennemi invisible, non maitrisé, il a fallu appliquer des recettes simples. La grande distribution alimentaire a résisté par obligation et nécessité. Son modèle est connu depuis longtemps et a fait preuve d’efficacité. La logistique de proximité a répondu présente.

Disposer d’une  visibilité claire sur la demande est un élément fondamental pour optimiser l’efficacité et l’agilité de la chaîne d’approvisionnement en situation de production habituelle.

Aussi, quand la chaîne d’approvisionnement se voit fortement perturbée, cette visibilité devient cruciale pour comprendre l’impact de la perturbation sur le reste de la chaîne afin de prendre des mesures correctives visant, par exemple, à rechercher d’autres moyens pour s’approvisionner et, ainsi, ajuster rapidement le système dans sa globalité.

Tous les systèmes les mieux pensés, toutes les organisations logistiques les plus performantes, se sont logiquement grippés et n’ont pas pu apporter de réponses adaptées.

2/ Quels ont été les aspects mis en lumière face à cette urgence dans le cadre d’une organisation ultra-rapide et sans précédent ?

Ainsi que je l’ai dit, la visibilité est un élément clé de prévision et de planification pour les organisations qui, pour l’obtenir, doivent récupérer et centraliser le plus de données possibles.

Or, l’une des principales carences, à nouveau mise en lumière par la crise, est le manque de digitalisation des entreprises pour optimiser autant que faire se peut les opérations (meilleure disponibilité des produits, gain de temps dans la réponse apportée aux changements du marché, etc.).

Dans un monde idéal, une fois ces informations et données collectées en transversal, de haut en bas, et vice versa, il faut une équipe compétente et qualifiée pour les analyser et les restituer par le biais de recommandations aux départements impliqués. Cette équipe est malheureusement encore trop peu présente dans les entreprises pour permettre la meilleure productivité et réactivité possible.

Face à cette situation inédite, la première réflexion, après avoir pris en compte la sécurité des collaborateurs, a été de penser à l’immédiat, tout en se projetant dans un temps dont nous ne sommes pas maîtres.

Les opérationnels, en lien constant avec leur direction, ont pris le relais sur le terrain. Ils ont dû trouver des solutions très concrètes, relevant parfois de l’impossible comme, par exemple, trouver du matériel de protection (masques, gel hydroalcoolique et gants) de façon très rapide et en grande quantité, ainsi que de nouvelles configurations de travail. Il a fallu identifier les volontaires et répondre présent par notre expertise, mais aussi par la solidarité jamais démentie dans le monde logistique. On constate, d’ailleurs, et sans surprise, que les structures de direction “légères” permettent des prises de décision plus rapides et, de ce fait, une meilleure réactivité.

Le maître mot est résilience ! Ce dernier, couplé à une adaptabilité permanente, a permis de bouleverser la situation ; ainsi, telle entreprise de luxe qui transforme sa production pour faire des masques, telle autre qui fabrique du gel antibactérien et toutes celles qui ont utilisé leurs imprimantes 3D pour fabriquer des visières.

Réactivité, adaptabilité et générosité !

3/ Il faut désormais penser à demain : quelles nouvelles organisations mettre en place et quels points de vigilance avoir à l’esprit ?

Penser à demain demande beaucoup d’humilité. En effet, toutes les cartes sont rebattues. Il a été dit que le monde de demain sera différent. A titre personnel, je l’ignore, mais ce dont je suis sûr, c’est qu’il faudra et qu’il faut d’ores et déjà revoir nos schémas pour les amener à un stade encore plus performant qui permettra, à défaut d’être en capacité de prévoir des crises de cette nature, a minima, d’en atténuer les impacts.

Nous devrons apprendre de ce contexte pour être mieux préparés à affronter une éventuelle nouvelle situation de même ampleur, en systématisant la démarche visant à anticiper, ajuster et déployer pour une plus grande réactivité face à l’imprévu.

En matière d’approvisionnement, on a vu les effets pervers de la mondialisation. L’implantation de nos sites logistiques, ainsi que la répartition des familles de produits, devront être revues. Certains secteurs, dits stratégiques, seront-ils relocalisés ? Jouerons-nous en National ou en Régional ?

Notre Président a dit que nous étions en guerre. Or, le secret pour gagner une guerre est une bonne logistique, mais avec des moyens. Malheureusement, les professionnels de santé sont partis à la guerre sans armes.

La force de l’être humain réside dans sa capacité à s’adapter et à trouver des solutions alternatives. Je compare souvent le logisticien à un joueur d’échec qui doit savoir anticiper le ou les coups suivants. Mais même les meilleurs joueurs peuvent se faire surprendre…

On a parlé de héros concernant les salariés qui ont continué à travailler pour maintenir l’économie et soigner ou alimenter le pays, mais on a oublié, qu’au-delà de la conjoncture actuelle, il convient de les remercier au quotidien tout au long de l’année.

Alors oui, le e-commerce a profité et profite de cet arrêt du commerce traditionnel, mais quel que soit le canal de distribution, on s’aperçoit que seul l’humain faisant preuve de résilience peut permettre ce niveau de réactivité et d’adaptabilité.

Enfin, pour conclure, je vous livre cette maxime d’Antoine de Saint-Exupéry : « L’homme se découvre quand il se mesure à l’obstacle » (Terre des Hommes).

 

Thomas DAUDRÉ-VIGNIER est le Président du Pôle d’Intelligence Logistique (Pil’es), association regroupant une grande partie des acteurs de la logistique dans la région Rhône-Alpes. Il est également Directeur des sites lyonnais de BUT International (305 magasins en France). Il a occupé depuis plus de 20 ans différents postes opérationnels dans la distribution spécialisée (Sonepar, Micromania, Rohé, Conforama, Aldes) comprenant le pilotage et la gestion de projets de développement, d’extension de sites, de problématiques d’optimisation de transport et de déploiement de systèmes d’information WMS (Warehouse Management System). Il est diplômé de l’ESG, option Commerce International et Géopolitique.