PAROLES d'EXPERT : 3 QUESTIONS A...
Interview exclusive AEQUITAS & FIDES (06/2020)
Directeur général des opérations
Après plus d’une année d’épidémie, de restrictions de circulation et de fermetures des lieux de vie et de loisirs, l’économie a pu enfin repartir. La nature humaine et la force du collectif sont ainsi constituées qu’elles nous ont permis de nous adapter à ces évènements majeurs.
En étudiant ce phénomène plus en détails, on observe, tout de même, quelques divergences de comportements, notamment dans la célérité d’acceptation de cette situation. Après la sidération du démarrage, la célèbre “courbe de deuil” n’a pas été de même durée pour tout le monde.
Dans les entreprises aussi ce phénomène a été visible et nous avons tous pu constater que les métiers de la Supply Chain avaient été le maillon fort et réactif dans cette période. Les besoins du commerce de première nécessité ont été boostés et les experts du flux ont été mis en lumière par l’avènement du Click & Collect et de la livraison à domicile. Du côté de l’industrie ou des fabricants, les approvisionneurs, logisticiens ou prévisionnistes ont dû rapidement se réinventer pour trouver les solutions de contournement à l’arrêt des relations internationales.
Mais pourquoi ces métiers sont-ils particulièrement impactés par l’exigence de transformation ? Quelles caractéristiques intrinsèques présentent-ils pour leur permettre cette agilité ?
Service au client, innovation, maîtrise de la donnée sont, de mon point de vue, les trois piliers majeurs qui expliquent cet état de fait et qui font de la Supply Chain la vraie colonne vertébrale d’une entreprise.
Les contraintes auxquelles doivent faire face les divers intervenants dans la chaîne des flux ont sensiblement évolué sur les dernières années et, a fortiori, sur les deux dernières.
Durant les Trente Glorieuses, la Supply Chain à proprement parlé (du fournisseur au consommateur) n’est alors qu’un concept et pas encore une réalité. A cette époque, la logistique est le seul élément existant qui occupe un rôle de l’ombre, assez fastidieux. La demande est forte sur le marché où les ménages s’équipent et les consommateurs apprennent à consommer. L’enjeu de l’entreprise est de pousser ses produits en magasin. Le marché fait alors le reste.
Le tournant des années 70 marque la naissance du Service Client. L’arrivée du “Client roi”, avec le tassement de la demande et une compétition sur les prix, ne révolutionne pas immédiatement la place de la logistique et ses métiers proches dans la chaîne de valeurs. Les paramètres économiques créent une situation où la concurrence va s’intensifier. Le client devient plus regardant sur la qualité des produits dont il a besoin et les entreprises vont commencer à se pencher plus sérieusement sur la qualité et la flexibilité.
L’avènement du commerce mondialisé et ultra concurrentiel à partir des années 90 transforme encore plus cet esprit de Service Client et de valeur ajoutée. La Supply Chain, de bout en bout (du fournisseur au consommateur), apporte à l’entreprise des solutions et des nouvelles capacités financières ou de compétitivité par les économies et l’accélération des flux qu’elle génère. Une Supply Chain efficace et à l’écoute des besoins des clients est un atout décisif et stratégique.
La chaîne logistique, par sa transversalité, joue de plus en plus un rôle de “colonne vertébrale” au sein de l’entreprise. Elle va obliger les acteurs qui coordonnent cet ensemble à avoir une vision toujours plus globale et à s’appuyer sur l’intégralité des maillons pour pouvoir avancer.
Ayant appris à s’adapter régulièrement et rapidement aux évolutions du commerce (offre/demande) et du marketing (différenciation par le service), le dispositif de la Supply Chain intègre alors naturellement le consommateur final au cœur de son métier et de sa stratégie.
La période de pandémie a mis en lumière cet état de fait de position stratégique dans la planification de développement des entreprises. Les organisations les plus structurées en interne (e-commerçants, grands distributeurs et quelques distributeurs spécialisés) ont pu profiter de cette crise pour aller encore plus loin dans leurs propositions commerciales et ont ainsi pu largement capitaliser sur les ventes.
Si le Service Client caractérise le secteur, les hommes et femmes de la Supply Chain se retrouvent également dans leur sens pratique et leur appétence pour l’innovation.
Le bon sens génère l’idée, le concept ou simplement l’envie. L’idée est d’autant plus ingénieuse et innovante qu’elle se présente souvent comme une évidence pour l’utilisateur ou le consommateur. Elle apparaît progressivement à la faveur de tentatives, d’usinage ou d’échanges entre utilisateurs. La Supply Chain a si bien intégré cet état de fait que, dans les usines ou les centres logistiques, la culture d’amélioration continue est aujourd’hui incontournable dans ses modes de fonctionnement.
Si l’idée est simple, la concrétisation peut demander parfois un peu plus de travail et d’investissement dans le déploiement. L’innovation technologique permet de répondre à cette problématique. Comment faire d’une idée simple le service de demain ? Les ingénieurs, les chercheurs ou les Data Scientists seront d’autant plus efficaces et ingénieux que leur énergie sera catalysée par une idée simple née du bon sens.
A titre illustratif, la société Exotec réalise des systèmes de préparation de commandes basés sur des flottes de robots évoluant dans les trois dimensions. Elle fournit, aujourd’hui, la plupart des grands retailers en France et en Europe. Au-delà de la technologie développée, et comme indiqué sur leur site, les hommes d’Exotec « adorent l’idée d’utiliser la robotique pour connecter les maths à la réalité. Ce qui fait (leur) force, c’est (leur) capacité à transformer des algorithmes en actions concrètes. Au service de la logistique, (leur) expertise permet de répondre aux nouveaux enjeux des e-commerçants et retailers sur la fluidité du parcours client. »
Dans le secteur de la Supply Chain, les exigences en termes de productivité, de rapidité, de fiabilité, mais aussi de sécurité, sont extrêmement fortes. La mondialisation des flux, couplée aux attentes d’un client final qui veut être livré toujours plus rapidement, fait que les acteurs de la chaîne logistique doivent perpétuellement trouver des solutions simples et innovantes.
Qu’il s’agisse de synchroniser et de coordonner au mieux l’action des différents intervenants, de gérer le plus efficacement possible un nombre d’informations toujours croissant ou de concevoir des bâtiments adaptés à des processus précis, l’innovation se niche à tous les niveaux :
C’est parce qu’il est évident pour la Supply Chain d’évoluer dans le sens du besoin consommateur que l’innovation est devenue un art qui n’est plus véritablement novateur dans ce secteur. Par effet miroir, ces multiples innovations technologiques ont boosté la capacité à faire et à trouver des solutions toujours plus adaptées à ce maillon clé de la distribution.
Le rôle de la Supply Chain est de gérer les flux qu’ils soient physiques (produits, emballages, etc.) ou financiers (prix, ventes, réclamations, etc.).
Or, l’élément de base d’un flux se concrétise par une donnée.
En effet, un flux, c’est d’abord un point de départ et un point d’arrivée. Chaque point comporte une adresse, une référence (client, fournisseur, transporteur, etc.), une date et une heure précise.
Mais le flux fait nécessairement mention d’un ou plusieurs produits. Ce dernier comporte beaucoup d’informations intrinsèques telles que la quantité, le prix (d’achat, de revient, de vente), sa désignation, ses caractéristiques propres (couleurs, dimensions, composants, origine de fabrication, labels, etc).
Un flux, c’est aussi une dynamique dans laquelle sont répertoriées toutes les phases qui le jalonnent : transit, stockage, type de transport, retour, etc.
Pour pouvoir travailler de façon optimale, la Supply Chain manipule l’or noir de nos temps modernes : la Data. Appuyés par les métiers de l’informatique, les logisticiens ont appris à normer les données, mais aussi à les stocker, les échanger, les enrichir et les préserver.
Initialement, l’objectif visait une manipulation des données pour un usage interne afin d’améliorer les processus d’une entreprise et de gagner en productivité et, donc, en rentabilité. A ce titre, l’EDI (Echange de Données Informatisées) a permis aux organisations de resserrer leurs liens contractuels avec les fournisseurs et de se montrer plus efficaces dans la gestion des stocks ou la traçabilité des produits.
Largement incités par l’arrivée du e-commerce, les logisticiens n’en sont pas restés à cette simple exploitation interne. Ils ont “pris” le leadership de la relation client aux commerciaux en exploitant la donnée dans l’intérêt du service client, de la flexibilité demandée, de la qualité et de l’exigence du financier.
Cette évolution du commerce a fait exploser le nombre de données et également le nombre d’informations contenues sur chacune d’elles. Les systèmes d’exploitation classiques, développés en propre ou nés dans l’industrie, ont été remplacés par des solutions plus agiles, dont le cœur du réacteur est précisément de capitaliser sur la donnée. Les équipes ont rapidement attiré et complété leur dispositif par des profils “non logisticiens”. Elles ont recruté des informaticiens et des gestionnaires de bases de données (les Data Miners ou Data Crunshers). Rapidement le besoin en prévisionnistes et en statisticiens s’est avéré évident face à l’immensité et surtout à la finesse des informations collectées. L’enjeu n’était plus uniquement de consolider et restituer des données agrégées, mais également de pouvoir prendre des décisions, anticiper, prévoir et ajouter de la valeur par la donnée.
La dernière marche, déjà engagée, est venue des chantiers d’innovation comme les objets connectés (les IoT) ou les « Machine Learning Forecast » et fait intervenir des scientifiques purs et durs de la donnée.
La Direction Supply Chain devient même, parfois, le patron de la donnée et de la transformation digitale dans l’organigramme de l’entreprise. Avec la Direction Marketing, elles forment un couple stratégique décisif dans ces organisations. La Direction des Systèmes d’Informations ou la Direction Commerciale interviennent alors davantage, dans le cadre de cette évolution, sur un rôle de garants de la mise en exécution opérationnelle.
Maîtriser les données est un élément décisif dans la définition et la mise en œuvre des nouveaux processus et des solutions face au changement.
Nous l’avons dit, ces beaux métiers de logisticien ou de Supply Chain Manager sont au service des clients, motivés par l’innovation et en maîtrise de la donnée. Par cette position centrale dans les échanges entre sociétés et/ou personnes, ces métiers sont aujourd’hui porteurs de facultés de résilience, d’adaptation et d’opportunités.
Par ailleurs, aujourd’hui, la sauvegarde de notre environnement est l’enjeu fondamental et prioritaire.
Notre planète souffre, sans doute, d’une surdose d’échanges et d’interactions mondialisés. Vouloir toujours répondre à tous les besoins du consommateur a vraisemblablement favorisé les pratiques polluantes et a pioché dans les ressources naturelles.
Au même titre que l’ensemble des acteurs de l’économie, la responsabilité sociétale et environnementale de la Supply Chain est réelle. Contraints d’évoluer pour notre bien à tous, les innovations sont déjà largement initiées.
Cdiscount, le distributeur bordelais challenger d’Amazon en France, a équipé depuis plusieurs années ses entrepôts de machines automatiques qui ajustent sur mesure le carton aux objets préparés. Le distributeur évite les écrasements des produits et optimise le remplissage de ses camions. Avec les outils de tracking installés dans les camions, les métiers du transport favorisent l’optimisation des tournées et réduisent le nombre de véhicules sur la route.
Certains logisticiens, comme Skipper, proposent même une version alternative de leur offre avec la proposition “slow logistique“. Le logisticien ardéchois « prend le contrepied d’une logistique frénétique systématique basée sur une course constante à la rapidité » en garantissant au client une livraison en trois semaines. Au-delà d’un avantage économique, le client gagne aussi la satisfaction de respecter l’environnement. Les colis ne partent qu’à remplissage d’un camion et optimisation d’une tournée. Ces colis sont transportés sans générer d’impact carbone additionnel, puisqu’ils prennent une place initialement vide.
L’initiative est d’autant plus remarquable et innovante qu’elle renverse le modèle. La Supply Chain ne se contente pas d’évoluer et de changer en fonction des attentes du client, mais elle propose bien à ce dernier d’évoluer dans ses pratiques pour le bien de tous.
Sacrée remise en question pour ces métiers et sacré beau challenge !
Stéphane POBLE se définit comme un intrapreneur, à la fois manager opérationnel multidisciplinaire et architecte de la stratégie dans les métiers de la distribution. Il a occupé pendant plus de 20 ans des postes de Direction dans le secteur du Retail (Alain Manoukian, Groupe Casino, Groupe La Poste) et connaît parfaitement les problématiques qui y sont liées et qui ont fortement évolué dans le temps, soulevées par des attentes consommateurs en permanente mutation. Diplômé d’une école de commerce, Stéphane débute sa carrière en contrôle de gestion puis occupe rapidement des postes à responsabilités dans les Directions Financière, Logistique, Supply Chain et Systèmes d’Information. Cette quadruple expertise (Stratégie, Finance, Transformation -méthodes et outils- et Capital Humain) est un fondement incontournable aux postes de Direction de Filiale ou de Business Unit.