PAROLES d'EXPERT : 3 QUESTIONS A...
Interview exclusive AEQUITAS & FIDES (06/2020)
Managing Partner, Aequitas & Fides
60 milliards d’euros. C’est le montant évalué des pertes d’exploitation des entreprises en France depuis le début de la crise sanitaire. Un véritable manque à gagner qui a déjà eu de fortes répercussions qui risquent de perdurer.
Cette crise mondiale impacte logiquement les grands groupes internationaux, notamment dans l’industrie. Mais ils ne sont pas tous menacés par un dépôt de bilan car ils disposent de « plans ». Ils ne sont pas tous « dos au mur », comme peuvent l’être d’autres acteurs tels que les fournisseurs avec lesquels ils travaillent. Pour autant, ils auront, dans certains cas, massivement recours à l’emprunt, publique et/ou privé, pour relancer leur activité.
Une préoccupation plus grande est portée aux TPE et aux PME qui représentent 90 % de l’emploi en France, avec une majorité d’emplois non qualifiés. 65 % de ces entreprises travaillent pour des grands groupes et 45 % d’entre elles étaient à la recherche de compétences avant la crise.
De très gros problèmes sur l’emploi sont donc à prévoir dans les mois à venir même si, comme l’affirme Bernard Cohen-Hadad, Président de la CGPME Paris Ile-de-France, la Banque de France aurait accordé 90 % des plans de PGE (Prêt Garanti par l’Etat) aux entreprises qui en ont fait la demande, outre le chômage partiel et le décalage des charges dont elles ont bénéficié.
Malgré cela, Xavier Ragot, Président de l’OFCE (Observatoire Français des Conjonctures Economiques), annonçait début juin que 75 000 à 100 000 faillites étaient à prévoir, soit la destruction de 400 à 500 000 emplois, souvent non qualifiés, dans le cadre d’une érosion de l’emploi plus globale. Il proposait que l’Etat puisse contribuer à payer les coûts fixes des entreprises pour qu’ils soient sociabilisés et éviter le plus de faillites possible.
Début mai 2020, le Directeur Général de Uber, Dara Khosrowshahi, annonçait la suppression de 3 700 emplois dans le monde parmi les équipes chargées du recrutement et du renseignement des usagers. Il ajoutait également renoncer à son salaire de base pour le restant de l’exercice. Cette décision drastique visait à réduire les coûts face à la crise sans précédent provoquée par la pandémie de Covid-19.
Puis Rolls-Royce a suivi avec l’annonce de 9 000 postes. A cette même période, Renault prévoyait la suppression de 15 000 postes dans le monde dont 4 600 en France et quatre usines menacées de fermeture. Airbnb évoquait 1 900 postes en péril dans le monde.
Ces annonces étaient les premières d’une lignée de nombreuses autres dont on ne connaît pas encore vraiment la portée ni la gravité. Dans certains secteurs, tels que l’automobile et l’aéronautique, la demande a été divisée par deux de façon structurelle. Daher annonçait récemment la suppression de 1 300 postes, tout comme Derichebourg Aeronautique Services avec 700 postes et Sogeclair avec 245 postes.
D’autres sont en redressement judiciaire : Alinéa (2 000 salariés), basée à Aubagne (Bouches-du-Rhône), Celio (4 000 salariés dans le monde – la fermeture de ses 1 585 magasins dans le monde a entraîné une perte de chiffre d’affaires de près de 100 millions d’euros entre mars et mai), La Halle du groupe Vivarte (5 391 salariés en France), André du groupe Spartoo (600 salariés), Naf Naf (1 170 salariés dont 25 % ne seront pas gardés par le repreneur, le groupe industriel SY) et Camaïeu (3 900 salariés, 634 magasins), etc.
25 à 30 % de faillites sont également prévisibles dans les secteurs CHR (Cafés-Hôtels-Restaurants) et Tourisme, mais aussi à des pourcentages importants dans le Transport et l’Evénementiel.
Les jeunes diplômés qui arrivent sur le marché de l’emploi (plus de 700 000) trouveront moins d’offres pour débuter leur carrière que les années précédentes et feront partie des publics les plus touchés, tout comme les personnes en CDD, en intérim ou en période d’essai dans le cadre d’un CDI. Les sociétés de conseil prestataires de service ne seront pas non plus épargnées, les clients mettant en suspend les projets, les repoussant ou les annulant purement et simplement.
Le Medef a communiqué très rapidement sur le fait que des plans de licenciement seront inévitables et qu’il conviendra de trouver des alternatives pour en atténuer les effets. Xavier Roux de Bézieux, son Président, ajoutait que moduler davantage le temps de travail est une possibilité qu’il faut envisager par accord d’entreprise plutôt que par loi. L’entreprise se cherche, notamment depuis plus de deux ans, et elle doit mener une réflexion de fond avec les partenaires sociaux pour trouver des solutions adaptées.
Début juin, des études récentes et retours directs de salariés en poste révélaient qu’un tiers d’entre eux aurait peur de perdre leur travail. Ce qui semble être un pourcentage plutôt réaliste quand on connaît la perte d’exploitation que les entreprises ont subi pendant les deux mois d’arrêt de leur activité lié au confinement, sachant que, depuis la reprise, bon nombre d’entre elles plafonnent à un chiffre d’affaires à hauteur de la moitié de l’année passée qui, suivant les secteurs, n’était déjà pas une année de référence.
Et l’univers économique sera encore plus concurrentiel demain : il faudra s’attendre à des offensives commerciales sévères, tous domaines confondus, dans l’objectif de reconquérir des parts de marché.
Il s’agit donc d’un simple calcul mathématique pour comprendre que certaines entreprises se préparent à des coupes drastiques de leur personnel pour tout simplement leur permettre de survivre à la crise. Plusieurs DRH, avec lesquels j’ai eu l’occasion de m’entretenir depuis la reprise, confient qu’ils ne souhaitent pas vraiment alarmer les salariés en cette période estivale où la vie semble avoir repris normalement son cours, mais ils craignent la période de la rentrée où ils devront certainement conduire des plans conséquents en matière de réduction d’effectifs, si les montants de chiffres d’affaires ne remontent pas d’ici là.
Aux Etats-Unis, 40 millions de personnes auraient déjà perdu leur emploi. Les plus pessimistes en France parlent de deux millions de chômeurs supplémentaires d’ici la fin de l’année. Muriel Pénicaud, alors Ministre du Travail, évoquait, quant à elle, un dépassement de la barre des 4 millions (plus de 10 % de chômage) encore jamais franchie à ce jour.
S’éloigner des propos dramatiques et anxiogènes paraît évident et salutaire, mais mieux vaut être lucide, nous nous préparons à entrer dans cette « récession historique » comme le qualifiait le Ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, annonçant un recul du PIB d’environ 11 % pour 2020 en France, sachant que le recul mondial du PIB mondial est estimé à au moins 6 % par l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Economique). L’OIT (Organisation Internationale du Travail), pour sa part, table sur la suppression de 25 millions d’emplois dans le monde.
Au niveau des individus et des entreprises, les termes les plus appropriés dans les mois à venir seront « résilience » et « adaptabilité » : être en capacité de gérer, dans n’importe quelles circonstances, et le plus longtemps possible.
Il faudra serrer la mâchoire et se serrer les coudes le temps que passe l’orage… Et cela risque d’être long ! Car certains économistes tablent sur un retour de l’économie au niveau d’avant pandémie mondiale à fin 2022, voire début 2023.
Il faut considérer cette période comme une opportunité pour se réinventer et trouver de nouveaux leviers de croissance pour attirer des créneaux porteurs d’activité. La confiance et la qualité du service client seront, de mon point de vue, les piliers de la reprise et les axes majeurs à travailler face à un tel traumatisme économique.
Redéfinir et mutualiser son offre, identifier les nouveaux acteurs, saisir d’autres opportunités, utiliser l’incertitude à profit, … autant de pistes pour rassurer les clients et les collaborateurs.
Chaque dépense comptera et toute ligne budgétaire non essentielle au fonctionnement de l’activité sera soigneusement étudiée. Il faudra cependant être vigilant à ne pas tomber dans le travers majeur d’arrêter toutes les dépenses en cas de crise car le passé l’a prouvé : la croissance viendra des investissements en R&D, mais aussi en compétences et en expertise.
Sur le plan des modalités de travail, il faudra mettre l’agilité au coeur de la réflexion et permettre un juste équilibre entre télétravail et temps de présence des collaborateurs. La crise a contraint les entreprises à s’adapter dans des délais records : les DSI ont permis, au travers des équipements informatiques de chacun, une continuité efficace du travail, en mettant en place des processus pour garantir la confidentialité des données traitées à distance, afin de maintenir un niveau de sécurité aussi élevé qu’en période d’avant crise.
Permettre à ses collaborateurs de partiellement travailler à distance est un gage de confiance de la part du management, mais aussi d’écoute de leurs besoins et attentes en termes de rythme de vie. Cela demandera certainement des formations pour accompagner les managers qui ne sont pas tous habitués à coordonner, de cette façon, les activités des personnes dont ils ont la responsabilité.
Le management devra donc s’adapter. Accepter les inquiétudes des collaborateurs et les accompagner, instaurer un dialogue ouvert, innovant et respectueux pour construire, ensemble, le fonctionnement en entreprise de demain fera partie de la nouvelle donne. C’est une réflexion de fond qu’il convient d’engager dès maintenant pour répondre aux objectifs d’agilité et d’adaptabilité désormais incontournables dans l’activité économique, à tous les niveaux.
Mais pour opérer ces changements et les mener à bien, il faudra s’appuyer sur des fondements solides de l’entreprise. Celles qui connaissent une carence à ce niveau pourraient être mises à mal beaucoup plus sévèrement que les autres.
Sans visibilité sur l’avenir, c’est la confiance qui permettra d’être le moteur pour faire avancer les Hommes et les organisations. Le doute naît de la non-affirmation. C’est donc au travers d’un discours authentique, volontariste et constructif des dirigeants que les organisations se remettront en marche.
Les entreprises ne reprendront pas leur activité là où elles l’ont arrêtée. Il y aura une reconstruction qui passera par une nécessaire transformation. Et cette étape sera cruciale pour la pérennité de beaucoup d’entre elles dans les années à venir.
Par voie de conséquence, il faudra recruter des profils expérimentés, rompus à cet exercice, disposant des qualités interpersonnelles nécessaires pour faire les bons choix qui seront stratégiques pour demain, capables d’embarquer la Direction, les fonctions transverses et les équipes terrain dans leur mise en œuvre. Il faudra convaincre, et donc faire preuve de beaucoup de psychologie. Il faudra être agile et savoir s’adapter en temps réel à n’importe quelle situation, n’importe quel interlocuteur et n’importe quel imprévu.
Les entreprises qui recruteront des profils « par défaut » pour ces postes stratégiques prendront un très gros risque. Il leur faudra l’homme ou la femme de la situation, le profil le plus en phase avec leur propre culture et le plus adapté pour conduire et mener à bien les changements inévitables, condition sine qua non à la survie de l’organisation dans un contexte économique compliqué et une concurrence qui sera tirée vers le haut par une exigence toujours plus grande des consommateurs finaux.
La crise a amplifié des tendances déjà existantes en matière de solidarité et de transition écologique. Les DRH devront, plus que jamais, intégrer ces notions dans leur discours pour continuer de fidéliser en interne et attirer les talents en externe.
Un récent article de l’APEC publié en juin résume les principaux challenges auxquels les entreprises devront également répondre :
Comme précisé en introduction de cet article, “les formes de travail et de collaboration au sein des organisations se diversifient et se complexifient, pour répondre aux besoins conjoncturels des entreprises, mais aussi aux aspirations des cadres. L’entreprise devient progressivement un écosystème de relations, à la fois en interne et en externe. Pour les RH, l’enjeu est de taille : comment intégrer et mobiliser des parties prenantes de plus en plus multiples et mobiles ?”
La question est posée. La façon dont les entreprises réagiront à ce qui s’est passé, et s’adapteront à la situation aujourd’hui, sera déterminante pour demain.
Un nouveau modèle RH est à penser. Même si la recette miracle de l’épanouissement des collaborateurs au travail ne sera pas la même pour tous, il est fort probable que les nouvelles formes de management évolueront vers plus de soutien professionnel, de confiance, de délégation de responsabilités, d’autonomie, de prise d’initiative et de respect dans la conciliation entre vie personnelle et vie professionnelle. Et, cette fois, pas seulement au niveau du discours interne, mais bien dans les actes !
Sophie PERRAULT dirige le cabinet de recrutement AEQUITAS & FIDES. C’est une professionnelle aguerrie au recrutement de cadres et cadres dirigeants pour les métiers de la Data et la Supply Chain. Spécialiste du marché du travail, Sophie est en contact permanent avec les DRH de nombreuses entreprises, de toutes tailles et de tous secteurs d’activités, avec lesquels elle analyse les enjeux rencontrés pour les tendances à venir. Ils construisent ensemble les solutions les plus adaptées pour chaque structure et chaque environnement d’entreprise. Sophie met quotidiennement à profit ses 20 années d’expérience dans le recrutement, l’attraction, l’acquisition et la rétention de talents au service des recruteurs et des candidats avec lesquels elle entretient des liens très privilégiés. Professionnelle fortement sensibilisée aux relations interpersonnelles et interculturelles, Sophie a travaillé dans plusieurs pays. Elle parle couramment anglais et espagnol. Elle est diplômée d’un Master 2 Professionnel Stratégie commerciale et Politiques de négociation de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, obtenu à la suite d’un BA en Marketing International à Leeds Beckett University en Angleterre.
Sources :
Le Parisien, “Uber va supprimer 3700 emplois”, 6 mai 2020
L’usine Nouvelle, “Daher contraint de supprimer des postes”, 5 juillet 2020
L’Express, “Faillites, suppressions d’emplois : les effets collatéraux du coronavirus en France”, 22 juin 2020
Les Echos, “Coronavirus : Derichebourg Aeronautics Services envisage de supprimer 700 emplois”, 14 mai 2020
France 24, “Covid-19 : faillites et suppressions d’emplois menacent la France”, 29 mai 2020
Le Monde, “Coronavirus : près de 500 000 emplois supprimés en France au premier trimestre”, 11 juin 2020
Challenges, “L’OCDE anticipe pour 2020 la pire récession en temps de paix”, 10 juin 2020
Capital, “25 millions d’emplois supprimés dans le monde à cause du coronavirus ?”, 19 mars 2020
Harvard Business Review, “Le service client, nouveau levier de croissance de l’entreprise du futur”, 16 juin 2020
Apec, “L’entreprise de demain : un hub de compétences ?”, 24 juin 2020
Weavestone, “Sortie de crise COVID 19 : préparez-vous à un new deal RH”, 11 mai 2020
Terra Nova, “Coronavirus, regards sur une crise”, 30 avril 2020