Aequitas-fides

PAROLES d'EXPERT : 3 QUESTIONS A...

Interview exclusive AEQUITAS & FIDES (06/2020)

Carin-Isabel Knoop

Directeur Exécutif du Global Research Group, Harvard Business School

« Gestion stratégique du bien-être psychosociologique en entreprise : le rôle du manager »

Face à la crise sanitaire mondiale que nous traversons, les pouvoirs publics ont agi rapidement pour soutenir notre infrastructure économique, mais pas encore notre infrastructure psychologique. Dans cette crise sanitaire, les gants, le savon, la distance et les masques peuvent nous protéger, mais nous n’avons pas d’équipement de protection individuelle en ce qui concerne la santé mentale et la contagion du stress.

Cela veut dire que les chefs d’entreprise et managers sont amenés à gérer cette crise et accompagner leurs équipes face à la gestion des risques psychosociologiques. Ceux-ci sont rarement préparés et se retrouvent dans des rôles de “SAMU émotionnel”.

De plus, la pensée traditionnelle sur la relation employeur-employé considère la santé psychologique comme une question privée qui n’a pas sa place dans la sphère professionnelle. La crise du COVID-19 a changé ce regard. Cette étape inédite dans la vie des entreprises représente une opportunité pour le monde professionnel de changer son approche au soutien de ses collaborateurs à ce niveau.

1/ Pourquoi le besoin d’acceptation du bien-être psychosociologique en entreprise devient-il évident ?

À un certain niveau, ce virus renforce les habitudes que nous devrions déjà avoir : se laver les mains, rester en bonne santé, planifier les imprévus, sourire aux étrangers et être reconnaissants pour ce que nous avons.

Quand tout va bien, nous avons tendance à nous concentrer sur la façon dont le monde nous affecte. Nous sommes maintenant obligés de prendre en compte la façon dont nous affectons les autres.

Nous nous rendons compte que nous sommes tous connectés, et donc très vulnérables, personnellement et collectivement. Les actions individuelles peuvent affecter le bien-être des autres, à la maison et au travail. Une communauté et une culture d’entreprise sont la somme de milliers d’habitudes pratiquées quotidiennement.

Cette période nous amène à admettre que nous sommes tous concernés et nous devons saisir l’opportunité de réduire le stigma. Stigmatisation et peur de “représailles” empêchent nombre d’entre nous de nous adresser à nos proches, collègues et responsables. L’heure est venue de rappeler aux salariés que “c’est OK de ne pas être OK”, comme le répète souvent Michael Phelps, 28 fois médaillé aux Jeux Olympiques.

Dans ce contexte si particulier et inédit, nous avons besoin de soutenir nos dirigeants et gérants car, sans sécurité psychologique et sans être libérés du spectre de la dépression, de la peur et de l’anxiété, nous ne pouvons ni réinventer nos business models, ni créer des entreprises qui bénéficient de la diversité.

Ce manque de préparation augmente les risques de burn-out pour les dirigeants et leurs équipes.

Le processus a tendance à commencer par un besoin de se sentir valorisé et responsabilisé. En conséquence, nous travaillons davantage et nous avons du mal à nous arrêter, nous dormons moins et faisons moins de sport, nous mangeons moins sainement que d’habitude et évitons les contacts avec les autres.

Avec ce besoin impératif d’exceller et de montrer ce que nous valons, nous cherchons à éviter les conflits et nous devenons irritables, ce qui peut menacer nos valeurs. Nous risquons alors d’en vouloir à ceux qui semblent travailler moins et devenons cyniques. Les amis et les proches expriment leur inquiétude à mesure que notre changement de comportement devient plus prononcé. Une dépersonnalisation peut survenir, un vide, une dépression. Dès lors, un risque non-négligeable du syndrome de burn-out existe.

Ce genre de situation diminue nos prédispositions à l’empathie et au soutien d’autrui.  Nous sommes moins ouverts aux opinions différentes des nôtres. Ceci peut nous empêcher d’innover et de prendre des risques à ce moment crucial de transformation profonde du monde du travail, voire même de modèles sociaux.

Tous les indicateurs de santé mentale sont au rouge. La pandémie a mis les risques psychosociologiques au premier plan. Au Japon, le taux de suicide a augmenté de 80 % comparé à l’année dernière. Dans certaines parties du monde, les diagnostics de dépression, d’anxiété et d’insomnie ont augmenté de presque 40 %. Et parmi les équipes, ce sont les managers qui se montrent les premiers les plus affectés par leurs émotions.

La pandémie rend claire la nécessité d’une gestion personnalisée des individus dans l’entreprise. Dans quelle mesure le stress est-il répandu sur votre lieu de travail ? Les collaborateurs se plaignent-ils du stress extérieurement ou présentent-ils des symptômes moins visibles ?

Les collaborateurs peuvent éviter les conversations personnelles avec les managers qu’ils peuvent percevoir comme distants ou indifférents aux aspects sociaux et émotionnels de leur travail. Ils peuvent également craindre d’être confrontés à des préjugés contre ceux qui souffrent de problèmes de santé mentale.

Pour apporter des changements systémiques, il faut une adhésion organisationnelle. La capacité d’une organisation à améliorer considérablement les résultats en matière de bien-être psychologique, à réduire l’absentéisme et à accroître l’engagement des salariés est très souvent liée au niveau d’adhésion au sommet de l’organisation.

Chaque entreprise a besoin de sa propre approche du bien-être psychologique, qui peut inclure la promotion d’une culture positive ou axée sur l’intention, la promotion de relations saines et la disponibilité de ressources claires, telles que la couverture d’assurance maladie psychologique et les programmes d’aide aux salariés.

Quel que soit le stade de votre organisation, la situation demande une réponse immédiate afin d’amorcer une profonde transformation.

2/ Quelles sont les conséquences de ces risques que nous ignorons ou que nous ne souhaitons pas voir ?

Pour beaucoup, le travail est gratifiant. Il apporte une structure et un sens. Il est essentiel pour notre santé psychologique et notre bien-être. Les hommes, en particulier, estiment que leur satisfaction au travail est le facteur principal du bonheur.

Néanmoins, le travail peut être nuisible à notre santé mentale. Travailler trop et trop longtemps (burn-out), sans défi (bore-out), sans sens (sens-out) peut exacerber les problèmes de santé psychologique, de la même manière qu’un licenciement peut affecter la confiance en soi.

Un environnement de travail caractérisé par de longues heures et une non déconnexion peut aboutir à un burn-out, un risque professionnel mal géré.

Le désengagement des salariés entraîne également des arrêts maladie qui représentent une charge majeure pour les entreprises. Des études publiées par l’Institut Gallup sur leur engagement indiquent que, dans le monde, 87 % d’entre eux ne sont pas suffisamment engagés dans leur travail, et jusqu’à un salarié sur cinq en Amérique du Nord et en Europe est « activement désengagé » au travail.

Les troubles cognitifs liés aux problèmes de santé psychologique peuvent se montrer particulièrement limitants dans une économie basée sur le travail intellectuel. Ces salariés, dont la productivité est plus difficilement quantifiable que celle d’ouvriers travaillant dans des usines, peuvent aussi dissimuler plus longtemps et plus efficacement les effets des enjeux liés à la santé psychologique. Avec une transition vers le travail à distance, ces enjeux présentent des problématiques additionnelles.

Des micro-signaux d’alerte

Dans de nombreux cas, les premiers indices peuvent passer inaperçus ou presque, ce qui était déjà le cas dans le monde d’avant COVID-19.  Les micro-signaux classiques, tels que retards, distractions, ou modifications dans les apparences physiques sont plus difficiles à identifier. On peut, par exemple, être attentif lorsque, sur son lieu de travail, un collaborateur boit soudainement beaucoup plus de café, reçoit plus de courrier privé ou plus d’appels personnels. Au niveau d’une réunion en visioconférence, ce peut être un retard, une vidéo désactivée, plus de fautes de frappe dans la communication écrite, des dates erronées pour les invitations de calendrier, etc.

Les moments qui correspondent à des points d’inflexion dans la vie des collaborateurs sont souvent des moments à grand risque, et l’occasion de faire particulièrement attention à des changements de comportement. Ces moments interviennent souvent autour d’un “changement d’identité” :
– des changements dans leur vie personnelle (divorce, naissance, etc.),
– les transitions générationnelles (lieu de travail multi-générationnel),
– des périodes à plus grande intensité émotionnelle (causée par un environnement de plus en plus instable et interconnecté),
– et l’impact des changements économiques et technologiques (comme l’automatisation) qui modifient notre façon de travailler ou menacent nos moyens de subsistance.

La pandémie fut -et continue d’être- un choc a multiples niveaux.

COVID-19 : un cumul de facteurs à risque

Alors que les organisations s’ajustent à de nouvelles réalités suite au COVID-19, l’heure est maintenant venue de réfléchir à la place du bien-être psychologique en tant que responsabilité clé des dirigeants.

Le COVID-19 rend cette priorisation urgente, et elle le restera. Bien que de nombreuses entreprises encouragent des initiatives sur le plan de la santé mentale, ces interventions mettent surtout l’accent sur la réduction du stress et la gestion du temps. Des cours gratuits de yoga et de pleine conscience, ainsi que d’autres dispositifs, certes intéressants, se sont avérés inefficaces. Certaines interventions sont perçues avec scepticisme.

Il est possible de mieux soutenir la santé psychologique des collaborateurs dans un environnement de travail perturbé, en concevant des tâches plus efficaces et en étant formé à la gestion des risques psychosociologiques au travail.

3/ Sur quelles bases repose une stratégie de prévention des risques psychosociologiques en entreprise ?

Pour concevoir une stratégie de santé mentale, il faut commencer par soi-même et ses propres préjugés !

Nous avons tous des préjugés et des expériences de vie distinctes. Réfléchir à la façon dont nous avons tendance à nous comporter pour régler des problèmes psychologiques peut aider à protéger votre organisation et vos collègues de vos propres préjugés.

Nous pouvons apprendre beaucoup de nos propres expériences, mais nous devons aussi reconnaître qu’elles sont limitées et que notre angle de vue reste personnel.

Les managers sont souvent affectés par les mêmes facteurs de stress et exposés aux mêmes risques psychosociologiques que les salariés qu’ils cherchent à aider.

Dans nos recherches, nous avons constaté que la plupart des managers adoptent diverses approches, en fonction de leur propre situation, de leur personnalité et du contexte organisationnel. Le choix va de la surprotection (« kangourou ») à l’évitement (« autruche ») ou l’impitoyablement opportun (« hyène »). Chaque approche évalue les besoins du manager, de l’individu et de l’entreprise.

Encouragez les managers de votre entreprise à faire de même. Ayez bien à l’esprit que, lorsque les managers n’interviennent pas, les coûts peuvent être (très) élevés, pour l’organisation, comme pour l’individu !

Il est donc essentiel de corriger efficacement vos préjugés pour passer de l’intervention à la prévention. Mais avant de pouvoir intervenir, vous devez apprendre et savoir qui vous êtes et ce que vous recherchez :

1) Formation et apprentissage de la question des risques psychosociologiques.

C’est le conseil le plus important car la pratique permet de remettre en question les hypothèses et de se renseigner sur les risques psychosociologiques et les ressources internes existantes de l’entreprise. Sortir cette question sensible de la catégorie des sujets tabous est un pré-requis pour mettre en place une stratégie de prévention efficace dans l’entreprise.

Vos collaborateurs connaissent-ils les services qu’elle fournit en la matière ? Que savent-ils sur ce sujet ? Autant de questions à se poser pour avoir une meilleure visibilité de la problématique, et ainsi mieux les guider. Communiquez clairement, régulièrement et avec empathie sur les ressources et dispositifs existants, les plans et les intentions de l’entreprise. Réfléchissez sur la manière dont ces ressources sont déployées à distance et en présentiel et quels types de support vos collaborateurs demanderont pour recommencer à travailler dans un milieu physique.

Conduisez toutes ces réflexions, au risque de voir vos talents internes s’atrophier. Osez vous-même, en tant que dirigeant, exposer vos vulnérabilités : cela aidera vos salariés à être plus ouverts, à mieux aborder ce sujet et donc à y remédier.

2) Accompagnement de vos équipes dans la façon dont ils peuvent obtenir du soutien. 

Accompagnez vos collaborateurs dans la façon dont ils peuvent obtenir le soutien dont ils ont besoin dans des domaines spécifiques :
– former et fournir des retours d’expérience sur une situation particulière dans l’hypothèse où des actions du manager ou d’un tiers ont un impact négatif sur la santé psychologique des collaborateurs,
– formuler un besoin lorsque celui-ci fait carence dans l’environnement de travail et que cela génère de la frustration ou l’impossibilité d’avancer,
– amener les gens à exprimer leurs sentiments pour libérer les charges émotionnelles qui peuvent s’accumuler avec le temps.

3) Adaptation et formation au travail via visioconférence.

Le troisième conseil est d’apprendre à tenir des conversations difficiles en visioconférence. Cela fait appel à la patience, à la bienveillance et à l’empathie. 80 % des managers ne sont pas formés à cet exercice qui nécessite un accompagnement et une formation adéquate pour leur permettre une meilleure maîtrise. Il relève de la responsabilité de l’entreprise, là aussi, de les prendre en charge pour désamorcer des situations qui peuvent s’avérer, dans le temps, bien plus compliquées à résoudre.

4) Impliquer tôt et au bon niveau.

Plus on va identifier un risque psychosociologique tôt, plus on augmente les chances de guérison et donc les impacts collatéraux pour l’entreprise et l’individu concerné. Dans cette démarche, il est important de se concentrer sur le changement des comportements et non sur la pathologie en elle-même. Il ne faut pas assimiler une personne à une pathologie, ni renforcer la croyance qu’elle n’est pas à même de maîtriser certains défis ou ne peut pas s’améliorer, mais plutôt se concentrer sur la manière dont les comportements influent dans l’exécution de tout ou partie de ses tâches. Enfin, il importe de rappeler encore et toujours aux collaborateurs l’accès aux dispositifs proposés par l’entreprise et aux ressources internes.

Pour conclure, il est impératif de rester conscient de la façon dont notre message et notre comportement ont un impact sur la santé des autres. Et, bien que les habitudes prennent du temps à se former, elles le font plus rapidement sous pression.

Les directeurs RH, aujourd’hui, sont en première ligne pour aider les organisations à gérer la crise actuelle et à préparer le terrain pour une transformation plus profonde et plus durable, dans laquelle les garants du bien-être psychologique siègent au comité de direction pour affiner constamment les interventions et politiques d’accompagnement.

La santé psychologique n’est pas statique et les besoins des salariés sont en constante évolution. De même qu’une politique universelle ne fonctionne pas, une approche universelle ne fonctionnera pas non plus.

Investir dans la prévention et donner la priorité au bien-être psychologique au travail se traduira par un retour sur investissement favorable aboutissant à une meilleure productivité des salariés, l’augmentation des revenus, la baisse du turn over du personnel et de meilleurs résultats en matière de santé pour les salariés et leurs familles.

L’heure est maintenant venue de réfléchir à la place du bien-être psychologique en tant que responsabilité clé des dirigeants. Il est temps, à présent, de placer la santé psychologique au top des priorités : c’est un élément clé de la stratégie. Et le COVID-19 a rendu cette priorisation d’autant plus urgente, notamment sur le plan moral.

Dans l’immédiat, cette priorité peut se refléter dans le recrutement et la composition des équipes au travail.

Dans le cadre d’un processus de recrutement, le fait de permettre aux personnes qui postulent pour un poste d’être elles-mêmes au cours des entretiens et, dans le cadre de la gestion de projets en entreprise, suggérer qu‘elles peuvent être elles-mêmes au travail, réduit considérablement le stress.

Mais 65 % d’entre nous prétendons être des personnes différentes au travail. Et cette énergie, que nous dépensons à nous « camoufler » dans la sphère professionnelle, nous ne la dépensons pas ailleurs.

Il est désormais important d’exploiter le potentiel de vulnérabilité de chaque personne, de présenter des « moi multiples », d’apprendre à vraiment se connaître et connaître les autres avec intentionnalité, au travers d’une démarche sincère.

Lors des recrutements, la recherche d’un patron ou d’une culture tolérante aux différences de pensées et de perspectives peut réduire le stress et les troubles mentaux de façon très significative. C’est un moyen de “renforcer la qualité” et la résilience, et pas seulement de traiter les impacts en aval.

Le processus d’embauche et l’intégration sont donc ici vraiment essentiels et évitent de mauvais résultats en matière de santé physique et mentale en entreprise.

Comme disait Guillaume Apollinaire, « il est grand temps de rallumer les étoiles ».

Carin-Isabel KNOOP est Directeur Exécutif du Global Research Group de la Harvard Business School à Boston (US). Carin-Isabel a obtenu son MBA avec mention à la Harvard Business School en 1994 et n’a jamais quitté le campus : aidant d’abord à mettre en place des programmes de développement des cadres spécifiques à l’entreprise, puis fondant et dirigeant le Case Research & Writing Group (CRG) de l’école, un groupe de 19 chercheurs et de rédacteurs de cas déployés partout dans le monde. Carin-Isabel est l’auteur et le co-auteur de plus de 150 documents de cours couvrant de nombreux secteurs d’activités et zones géographiques et comprenant de multiples cas sur la distribution et le retail, l’agroalimentaire, la santé, le leadership, la construction, la finance et la fabrication. Elle est notamment l’auteur de “Compassionate Management of Mental Health in the Modern Workplace” (Springer 2018). Avant son MBA, et après avoir obtenu un BA de l’Université du Texas à Austin avec la plus grande distinction, Carin-Isabel a travaillé quatre ans chez Coopers & Lybrand dans les équipes de financement et de stratégie d’entreprise, avec un focus particulier sur les pays d’Europe centrale et orientale. Carin-Isabel a également travaillé pour McKinsey Allemagne. Née au Mexique, Carin-Isabel a la double nationalité franco-allemande. Elle se considère comme une « idéaliste pragmatique ».

Pour compléter ce sujet :
> “Le secret des équipes innovantes” par Cyril Bouquet, Harvard Business Review, 17/06/2019
> “Vous encadrez une équipe à distance ?” par Sébastien Salicru, Magazine France